Interview : Laurent Cluzel

Laurent Cluzel a commencé à travailler dans l’univers du jeu vidéo chez Titus dès la fin des années 80, d’abord comme graphiste, puis rapidement comme auteur à part entière. Sa carrière, qui s’étend sur plus de trente ans, aurait de quoi remplir plusieurs livres, et s’étend du jeu vidéo au cinéma d’animation en passant par l’enseignement. Il a aujourd’hui accepté de répondre à quelques questions pour RetroArchives.fr :


Entretien réalisé par e-mail le 10/04/2021

RetroArchives : Bonjour Laurent, et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Accepteriez-vous de vous présenter à nos lecteurs en quelques phrases ?

Laurent Cluzel : Bonjour, Je suis professionnel du jeu vidéo depuis 1989. J’ai travaillé dans une dizaine d’entreprises, de la start-up aux grandes sociétés internationales, aussi bien en tant qu’auteur, que freelance, salarié ou chef d’entreprise, en France, au Japon et au Maroc. Tour à tour graphiste, game designer, level designer, directeur artistique ou directeur créatif, j’ai participé à une vingtaine de projets pour une douzaine de machines différentes,  J’ai aussi participé à deux projets de film d’animation 3D pour lesquels j’ai eu la chance de collaborer avec l’artiste Yoshitaka Amano pour l’un et le réalisateur Rintaro pour le second. Après avoir eu une expérience d’enseignant pour le campus Ubisoft, je suis aussi consultant pédagogique et actuellement directeur des cursus jeu vidéo et cinéma d’animation d’e-artsup Nantes.

Lightquest, un jeu hélas jamais publié…

RA : À quand remonte votre premier souvenir avec l’univers du jeu vidéo ? 

LC : Mon premier souvenir est d’avoir pu toucher un TI99/A en cours d’approfondissement de maths au collège. On devait coder en Basic le décollage d’une fusée. Et surtout j’avais pu jouer à mon premier jeu vidéo, Scramble. Parallèlement certains gamins de la cour de récré nous montraient leurs premiers Game & Watch. Ma première acquisition fut une mini-arcade à cristaux liquide, Galaxy II.

Starush : écran-titre

RA : Pour vous, a-t-il été clair dès le début que vous vouliez travailler dans le domaine vidéoludique ?

LC : Absolument pas, avec un groupe de camarade on éditait au Lycée un fanzine et je voulais faire de la BD. J’adorais dessiner et créer des petites histoires ainsi que des scénarios pour les parties de jeu de rôle que j’organisais chez moi. Au début des années 80, il n’était pas imaginable pour nous de pouvoir travailler dans le domaine du jeu vidéo. Le jeu était un hobby, pas un métier, car je n’aurai jamais pensé être payé pour participé à la création d’un jeu.

RA : Dans les années 1980, il n’était pas encore question de formations scolaires préparant à travailler dans le jeu vidéo. Comment vous êtes-vous retrouvé à travailler sur Wild Streets (1989) ?

Wild Streets, écran-titre (Amiga)

LC : Il n’y avait effectivement aucune formation, tout était question de bidouille. Alors que j’étais aux Beaux-Arts pour faire de l’illustration et de la B.D., courant 1988, j’ai rencontré un groupe de Demomakers à la FNAC de Dijon lors d’échanges de copies pirates aux rayons micro-ordinateurs. De fil en aiguille j’ai été amené à faire quelques graphismes sur mon ST pour certaines de leurs démos. Voyant la qualité de ce que je produisais avec le logiciel Spectrum 512, ils m’ont dit que je devrais envoyer mes créations aux sociétés de jeux de l’époque. Pensant pouvoir vendre quelques créations au même titre que je vendais mes toiles ou mes dessins, j’ai envoyé une disquette à la dizaine de sociétés françaises ;

Wild Streets

Hervé Caen, responsable de la société Titus, m’a rappelé et m’a directement proposé un C.D.I. comme graphiste. Ainsi a commencé ma carrière en 1989. Ce qui m’intéressait depuis le collège, c’était de raconter des histoires et créer des univers, alors que ce soit en B.D. ou dans le jeu vidéo pour moi c’était équivalent. J’avais été embauché pour travailler sur Knight Force mais finalement on m’a demandé de collaborer à Wild Streets avec Noel Billy et David Fernandez.

RA : Pensiez-vous alors avoir décroché le gros lot en travaillant avec Titus ? Existait-il en France des studios que tout le monde rêvait de rejoindre ?

LC : À cette époque il n’y avait pas encore de domination d’Infogrammes ou Ubisoft, Cryo n’existait pas encore. Personnellement j’aurais aimé travailler pour Silmarils après avoir joué au magnifique Targhan. La ligne éditoriale très « fantastique » m’attirait bien plus que les sociétés qui faisaient des jeux de sports. 

RA : Parlez-nous un peu de Starush et de Lightquest, deux projets qui vous ont tenu (et vous tiennent encore) à cœur ?

Lightquest

LC : Alors j’ai fait mes armes pendant neuf mois chez Titus où j’ai appris mon métier de pixel artist, mais étant auteur dans l’âme, je voulais développer mes histoires. Comme cela fut impossible chez Titus qui me reléguait au poste de graphiste, je suis parti avec deux programmeurs, David et Alain Fernandez pour faire avec chacun d’entre eux deux de mes projets. En effet je dessinais et écrivais plusieurs projets de jeu le soir et les week-ends durant les six derniers mois chez Titus. On a alors préparé deux maquettes : Starush, un shoot-them-up avec David et Lightquest, un jeu d’aventure/arcade avec Alain. Rejoint par un troisième codeur, Frédéric Markus, on a pris rendez-vous avec Gérard et Yves Guillemot dans les locaux Ubisoft de Montreuil. Ils ont voulu nous signer de suite car nous avions de l’expérience et les deux maquettes étaient visuellement au top pour de l’Amiga en 1990. Mon salaire du début de chez Titus, 5000 francs (NDRA : environ 1240€ au cours actuel) se transforma en avance mensuelle de 10.000 francs chez Ubisoft avec un contrat d’un an à la clef.

Nous voilà donc auteurs, libre de nos horaires et du lieu de travail ; on travaille chez nous avec des horaires à la carte. Bon, contrairement à certains développeurs de jeu qui profitent à l’époque de cette liberté, je fais partie des passionnés qui passent du temps sans compter, surtout que j’ai deux projets à réaliser en simultané.

Après moult péripéties, Starush sort sur Amiga et Lightquest sera abandonné par manque de codeurs, pourtant j’avais tout terminé graphiquement et même monté un paquet de vidéos pour simuler le gameplay de quatre niveaux du jeu. Je n’ai pas le temps de me morfondre sur le sort de mon second bébé car, par l’entremise de Frédéric Markus, je rencontre Frédéric Houde avec qui on réalisera une version Megadrive de Starush. Mais ceci est une autre histoire 😉 Je quitterai finalement Ubisoft avec beaucoup d’amertume mais vite compensé par le fait que je signerai un autre de mes projets, Up Mission, commencé lui aussi le soir quand j’étais chez Titus. Avec le programmeur Nicolas Choukroun nous adaptons mon projet pour être plus dans l’esprit S.F. du gourou des auteurs de jeu de l’époque, Philippe Ulrich. Ce dernier renomme le projet Trashman et nous signons avec Electronic Arts sur Super NES mais ceci est aussi une autre histoire…

RA : On peut aussi parler du Crime des Dieux, qui n’aura jamais vu le jour…

Le héros d’origine du Crime des Dieux, qui sera redessiné sans l’aval de Laurent pour devenir Quickthorpe dans Fable

LC : Alors Le Crime des Dieux a bien vu le jour mais sous le nom de Fable en version PC CD-ROM. L’histoire est plutôt longue mais pour résumer : en 1992, un ancien codeur de Titus, François Garrouste, me présente Christophe Fulcrand qui cherche à investir dans le jeu vidéo. Ça tombe bien, j’ai un nouveau projet sous le coude que j’ai commencé dans mon coin après ma collaboration avec Ubisoft. On signe un accord, je remets le scénario de mon jeu, un point-and-click dans un univers fantastique, avec une vidéo en haute résolution 640×480 sur PC. Il présente le tout à l’E.C.T.S. de Londres et me rappelle tout excité : plusieurs boites anglaises veulent signer le jeu. Il veut qu’on fonde une société ensemble et me demande de monter une équipe. On crée alors Duo Design et je recrute une dizaine de personnes pour réaliser mon projet, Le Crime des Dieux. Mindscape nous approche et me demande de réaliser la suite de Kyrandia sorti sur Amiga.

Legend of Kyrandia (PC)

Erreur de jeunesse, je refuse car je veux réaliser mon propre scénario et univers, celui que j’ai commencé à développer. À ma grande surprise, Mindscape nous signe quand même. Avec Jésus Martinez, codeur de Baby Jo, Pierre Fallard, graphiste de Celtic Legends sur Amiga, Alexandre So, animateur sorti des Gobelins et le reste de l’équipe, nous nous lançons dans la production des quatre mondes de mon jeu. Tout se déroule parfaitement bien, nous sommes organisés, dans les temps car chacun remplit sa part prévu dans les différentes « milestones ». Malheureusement, au bout de 6 mois, Mindscape n’a toujours pas envoyé le moindre centime. L’argent apporté par Christophe s’épuise vite et finalement au bout de dix mois nous sommes en cessation de paiement et à mon grand regret ma boîte dépose le bilan. L’équipe part dans la nature et je reste avec mon jeu aux trois-quarts fini sur les bras. Christophe revend le projet à un certain Alexandre Jacobs qui disparait avec ; seul Jésus est resté avec moi, on tente de vendre un autre de mes projets, Insectasy, à Delphine software sans succès et on finit par être embauché par le nouveau studio Psygnosis qui ouvre en France.

Je découvrirai quelques temps après qu’Alexander a fait finir mon jeu, Le Crime des Dieux, par une autre équipe, composée de suédois et de français ; il l’a renommé en Fable et va le faire éditer par Telsar. S’engage alors un bras de fer et j’arriverai finalement à faire valoir mon antériorité d’auteur et être inscrit dans les crédits. 

Un décor du Crime des Dieux…
…et son inclusion dans Fable (image: mobygames.com)

RA : Puis-je confesser avoir terminé Fable, et en avoir gardé le souvenir de la pire séquence de fin de tous les temps ? Je crois d’ailleurs me souvenir que la réception du jeu avait été plutôt tiède, à l’époque.

LC : En fait je me dédouane de cette fin car j’assume uniquement la paternité des trois-quarts que j’ai créés avec mon équipe. Alexander et son acolyte Jens, « chiqueur friqué » en mal de créativité, ont ajouté des extra-terrestres, changé le héros du jeu et pondu la fin qui a laissé ce triste souvenir à beaucoup de joueurs…

RA : En 1994, vous démarrez ce qu’on pourrait considérer comme votre première approche du milieu cinématographique en travaillant sur l’adaptation de La Cité des Enfants Perdus. Adapter un film, c’est un travail très différent d’un développement à partir de zéro, comment l’avez-vous abordé à l’époque ?

LC : Quand on a été embauché chez Psygnosis en Juillet 1994, on est venu avec plusieurs projets de mon cru sous le coude mais le manager du studio Denis Friedman était uniquement intéressé par nos compétences. Il nous a proposé d’adapter en jeu vidéo le film que Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet étaient en train de tourner, La Cité des Enfants Perdus. Effectivement, mis à part les neuf mois chez Titus et quelques travaux de freelance pour Loriciel (Psyborg) et Infogrammes (Mystery of Kether), j’ai toujours été dans la position du créateur, d’imposer mes univers avec une synergie gameplay que je décide en fonction de mes envies et des problématiques rencontrées. Là pour adapter le film, il s’agissait clairement de faire du pur « top-down », c’est à dire de partir d’une histoire que je devais m’approprier, celle du film, linéaire et passive, pour en faire un scénario interactif, tout en respectant la logique et l’atmosphère voulus par les deux réalisateurs. Sans compter qu’au début du projet, Marc Caro était très impliqué dans l’interactivité globale car très intéressé par ce nouveau médium qu’était le jeu vidéo. Pour précision, c’est justement au milieu des années 90 que le jeu vidéo devient une réelle industrie, CD-ROM et 3D vont faire exploser les besoins en contenu et en technicité, avec un envol des budgets qui marquera la fin des passionnés dans leur garage ou leur cuisine.

La Cité des Enfants Perdus

Après avoir assisté à une journée de tournage dans les plateaux d’Arpajon, je réalise une première maquette 3D qui impressionne le staff de Psygnosis. Il faut dire que je m’étais un peu entrainé avec 3D Studio et que toute la qualité de ma 3D était dans les textures car je maitrisais le pixel art. Ma formation des Beaux-Arts m’avait aussi été bien utile pour gérer le « lighting », si important pour qu’une image tienne la route. Carole Faure, qui est producer du jeu, m’adjoint alors un jeune scénariste, Nicolas Meyleander, et un responsable d’animation, Philippe Teisson, graphiste venant de Loriciel et je recrute des infographistes 3D ainsi que mes anciens collègues Noel Billy et Alexandre SO. Jesus Martinez est rejoint par un des spécialistes de la 3D temps réel, Eric Metens, débauché de Kalysto. Nous partons bien évidement sur ce qui est le plus proche de l’intention du film, une enquête aventure Point-&-Click dans des décors 3D.

RA : Vous avez d’ailleurs fini par travailler ensuite directement dans le cinéma d’animation…

LC : Avec Eric Metens, nous quitterons en effet Psygnosis, devenu Sony Psygnosis, en 1997 pour rejoindre Chaman Studio fondé par notre ex-manager Denis Friedman. On fera un prototype du nom de Fortress Online pour ensuite monter une équipe délocalisée dans le sud-ouest, Chaman Sud, pour y faire l’adaptation d’un autre film, cette fois un film d’animation en image de synthèse, Kaena : la Prophétie, dont l’adaptation sortira elle aussi après moult péripéties chez Namco sur PS2.

Suite à cette expérience j’aurai la chance de 2004 à 2007 de travailler comme concept artist sur le film d’animation La Planète des Vents, initié par Denis Friedman, sur lequel je travaillerai avec Amano. Puis un an plus tard, je travaillerais toujours comme concept artist, cette fois sur le film d’animation du réalisateur Rintaro : Yona Yona Penguin. Mais dès juillet 2007, je reviens à l’industrie du jeu vidéo en rejoignant le studio marocain d’Ubisoft à Casablanca pour y porter la marque Prince of Persia sur la Nintendo DS.

RA : Aborder l’intégralité de votre carrière pourrait nous occuper des semaines : vous avez toujours été extraordinairement actif. Si vous deviez isoler une période de votre vie professionnelle en particulier, par nostalgie ou au contraire pour faire d’autres choix, laquelle serait-ce ?

Hand of Fate, la suite de Kyrandia qui aura finalement vu le jour sans la participation de Laurent

LC : Alors j’ai apprécié la totalité de mon parcours, que j’ai d’ailleurs le plus souvent choisi, en allant là où je me sentais le plus en accord avec mes envies et compétences. Mais je regrette tout de même l’erreur d’avoir refusé de faire la suite de Legend of Kyandia pour Mindscape, car j’aurais pu faire mon jeu par la suite, surtout que ce projet était tout à fait dans mes univers de prédilection… Si je devais refaire mon parcours, avec le recul que je n’avais pas au début de ma carrière, je me battrais pour ne plus être remisé au début des années 90 au simple rôle de graphiste mais comme un porteur de projet à part entière, à l’instar d’un réalisateur de film, ce qui m’aurait permis d’imposer par exemple de finir Lightquest avec une autre équipe de codeurs…

RA : Si vous deviez citer votre plus grande fierté ?

LC : D’avoir été au bout de tous mes projets même quand ceux-ci n’ont pas été commercialisés. Je n’ai aucun remord, car j’ai toujours donné le maximum dans tous les projets.

RA : Les jeux qui vous ont fait le plus rêver en tant que joueur ?

LC : Alors là, la liste est trop longue car j’ai joué à tellement de jeux en 40 ans… Du coup, je vais citer certains jeux dont des méconnus qui m’ont pourtant marqué et influencé dans mon parcours de créateur de jeu. J’ai adoré Dun Darach et The Lords of Midnight sur Amstrad (NDRA : Amstrad CPC, s’entend), jeux qui, malgré les contraintes, sont immenses et malins. Galdegrons Domain sur Atari, souvenir de mes parties d’AD&D, avec des graphismes sympas pour l’époque. Cadaver, Populous II, les deux jeux sur lesquels j’ai passé le plus de temps sur Amiga. ICO, Shadow of the Colossus sur PlayStation, pour l’ambiance incroyable. Les Zelda toutes consoles confondues pour les histoires et univers fouillés. 

Sapiens (image: mobygames.com)

Après sur PC et les next-gen, la liste est trop longue… Alors je retiendrai une expérience de jeu intense avec Far Cry : Primal, certainement aussi en comparaison avec son ancêtre Sapiens sur Amstrad comme étant l’apothéose du saut technologique et immersif entre ces deux titres…

RA : Quand vous voyez la façon dont a évolué l’univers vidéoludique ces vingt dernières années, êtes-vous heureux de la professionnalisation du secteur et de son exceptionnelle santé ou bien vous arrive-t-il de regretter une ère plus pionnière où on pouvait encore espérer tout accomplir à deux dans un garage ?

LC : Non, pas de regret, j’ai aussi évolué en parallèle de l’industrie elle-même. L’important est d’être dans l’air du temps, rester créatif quels que soient les médias, qui ne cessent d’évoluer. Il est aussi plaisant de créer un jeu à deux (je l’ai d’ailleurs refait en 2010 avec deux jeux smartphones avec autant de plaisir qu’au début des années 90), que de travailler avec une vingtaine de personnes. La motivation est toujours intacte car ce qui compte pour moi c’est la création d’une expérience de jeu à travers des histoires et des univers.

RA : Pour finir, un mot aux lecteurs de RetroArchives.fr et aux amateurs de retrogaming ?

LC : Comme je le dis souvent à mes étudiants, le retrogaming est important et doit être étudié et compris par les nouveaux créateurs de jeux vidéo. L’histoire de la création vidéoludique est un long fil rouge et il est important d’en connaitre les évolutions. J’ajouterai aussi que le retrogaming est un remède à la pratique monolithique d’un trop grand nombre de joueurs actuels qui passent des milliers d’heures de leur vie sur un seul et même jeu… La richesse des jeux vidéo du futur se  puisera dans le passé de l’histoire vidéoludique.