RetroArchives : Pour la troisième et dernière partie de cette interview, on va se pencher un peu sur le moment où PlayStation Magazine a cessé de marcher sur l’eau et où Internet a commencé à devenir un concurrent plus qu’un loisir. Commençons par nous re-pencher sur la période Joystick/Joypad/PlayStation Magazine…
Olivier Scamps : Pendant toute l’époque où j’étais chez Joystick, internet n’était pas un rival : c’était un outil d’exploration. Pour une raison très simple : même si les sites internet avaient une audience, ils n’avaient pas de légitimité, ce qui fait que ce que les éditeurs de jeu vidéo voulaient, eux, c’étaient les magazines. Ils avaient donc tendance à les privilégier à tous les niveaux : en termes d’exclus, en termes de pub, etc. Internet n’est réellement devenu un medium incontournable pour le jeu vidéo que dans les années 2005, pas avant, et à ce moment-là, moi je n’étais plus chez Hachette – je n’étais même plus dans le jeu vidéo (rires).
RA : À tes yeux, qu’est-ce qui a commencé à faire naître cette légitimité qu’on refusait d’accorder à internet à ses débuts ? Sa démocratisation ? L’apparition de plateformes de téléchargement façon Steam qui ont commencé à attirer les joueurs ?
OS : Il y a un peu de tout ça, mais à ses débuts, l’internet était encore un truc très spéculatif. A la fin des années 90, c’était ou bien un truc de geek ou un truc de « golden boys », très « école de commerce », où il fallait monter ta start-up même sans modèle économique, pour « prendre les pépètes ». Bref, personne ne se préoccupait de rentabilité. Tout ce modèle-là a pété avec l’éclatement de la bulle internet en 2000. Nous, on était un petit peu à part : on était présents sur le net avec joystick.fr, mais qui avait vraiment une approche très communautaire. Tu peux imaginer : à l’époque, on ne pouvait se connecter qu’avec un PC ou un Mac. 98% du lectorat de Joystick avait un PC. C’était le plus connecté de la planète (rires) ! Le site ne coutait pas des millions à faire et le magazine papier pouvait absorber les frais. Après l’éclatement de la bulle, internet a été une terre rase pendant quelques temps mais là c’est revenu sous une forme nettement plus solide. Gamekult ou jeuxvideo.com ont commencé à être pris au sérieux par le monde du jeu vidéo, ce qui n’était pas trop le cas avant. Avant, ce n’était pas « prestigieux » pour une attachée de presse d’avoir de la couverture sur un site comme jeuxvideo.com.
RA : Pour en revenir à ton parcours personnel, vers quelle période as-tu quitté Hachette et qu’est-ce qui a participé à ta décision ? Joystick est un magazine qui a survécu très longtemps, au moins jusqu’en 2012, on aurait pu imaginer que tu y passes encore dix années de plus…
OS : Moi j’étais plus de sensibilité console, donc même si j’étais le patron de Joystick, dans les faits, j’y étais assez peu impliqué au quotidien. À l’époque, le jeu console et le jeu PC, ce n’était vraiment pas la même chose. Mon boulot, c’était plus de mettre une bande de fous géniaux en place et de les laisser travailler. Je mentirais en disant que j’ai fait beaucoup d’éditorial sur Joystick ; ce n’était pas le cas. En vérité, il y a eu un élément qui a foutu le dawa sur le marché – pour le coup, ce n’était pas internet – et qui a achevé beaucoup de canards fragilisés comme Player One, c’est l’arrivée de Future (NDRA : en fait, une boîte française nommée « Édicorp » rachetée par Future Publishing, très puissant groupe britannique). C’était un peu comme si on faisait nos affaires tranquille dans notre cité et qu’on voit débarquer d’un coup un gang de Tchétchènes (rires). La première chose à avoir changé, c’est que le marché est devenu très PlayStation, comme on l’a vu – ce qui était très embêtant pour les magazines généralistes – et donc ensuite on s’est retrouvé avec un concurrent en face qui avait des méthodes d’anglais : clairement aucune sensibilité éditoriale (la presse britannique de jeu vidéo n’a jamais été réputée pour son indépendance) mais très agressif commercialement, qui achetait tous les titres, qui prenait toutes les niches et qui a commencé à asphyxier tous les petits. Sur Hachette, on va dire que ça nous a contrariés, mais ça ne nous a pas affaiblis tout simplement parce qu’on était totalement leaders. Le seul truc qu’ils auraient pu faire pour nous gêner, ça aurait été de nous piquer la licence PlayStation – ce qu’ils ont essayé de faire, d’ailleurs, de tous les côtés – mais comme ils n’ont pas réussi à l’avoir (en tous cas, pas « under my watch »), c’était plus une nuisance qu’un vrai problème. Par contre, pour les petits groupes de presse, c’était un vrai coup dur. Future a fait de la terre brûlée : ils se foutaient royalement du déficit, puisqu’ils étaient pleins aux as, donc ils ont investi à perte en France pendant très longtemps. Dès qu’il y avait la moindre micro-niche dans le marché, ils créaient un canard, ils bradaient les tarifs de pub, donc c’était très compliqué pour les petits de tenir dans ces conditions.
RA : Pour toi qui était avec Hachette, donc pas exactement un petit groupe, est-ce que les choses ont commencé à tourner ou bien est-ce que tu es parti pour une autre raison ?
OS : Dans les faits, je suis parti pour d’autres raisons. Les choses n’ont pas tourné ; on a eu une phase un peu compliquée qui était la transition PlayStation/PlayStation 2 parce que notre rentabilité était, on peut dire, au moins à 50% grâce au PlayStation Magazine. Alors quand on est passé d’un magazine qui vendait 200.000 exemplaires à un magazine qui en vendait 50.000 tout simplement parce qu’il n’y avait pas les machines – je ne sais pas si tu te souviens, mais la PlayStation 2, pendant un an, il n’y avait pas de machines, il n’y avait pas de jeux !…
RA : On est très exactement dans la même situation à l’heure actuelle avec la nouvelle génération de consoles : une pénurie pour les deux modèles, et toujours aucune exclusivité marquante à se mettre sous la dent…
OS : Quelqu’un qui se retrouverait aujourd’hui avec la licence PlayStation 5, ce serait un peu compliqué pour lui…
RA : J’ai envie de te dire que c’est un peu vrai pour toutes les générations de consoles : je repense à la Mega Drive, où il aura fallu attendre plus d’un an après la sortie japonaise pour voir arriver des jeux qui puissent donner envie d’acheter la machine.
OS : Dans l’absolu, c’est le schéma, mais la grosse différence, c’est que quand la Mega Drive sort en France, il y a déjà des bons jeux dessus. La PlayStation 2, l’année de sa sortie en France – et je m’en souviens ! On attendait les jeux comme des fous – on a mis un an avant de voir un jeu (je ne sais plus lequel) avec un peu de potentiel arriver… Donc pendant un an, on a meublé : on n’avait rien. Et s’est posé le problème du parc installé : on s’est retrouvé à passer de PlayStation Magazine qui jouissait d’un parc de je-ne-sais-pas-combien de machines à PlayStation 2 Magazine, où là… Je veux dire, la console s’était très bien vendue, mais c’était incomparable face au parc installé d’une machine qui était là depuis cinq-six ans. On avait tout le lectorat PlayStation 1 qui avait déserté parce qu’en fait, Sony s’est un peu planté sur le timing de cette génération-là : ils ont basculé très vite le focus sur PlayStation 2 mais ça ne suivait pas ni en production de consoles ni en développement de jeu. Et on s’est trompé en les suivant là-dessus. Ils n’ont pas non plus été très transparents : pendant un an, on était donc dans une situation où le parc installé de consoles était, à mon avis, deux fois moindre que ce que nous disait Sony – donc forcément, quand les gens n’ont pas la machine, c’est compliqué d’avoir les lecteurs (rires).
RA : Je sais que c’est très facile de dispenser les bonnes idées vingt ans après la guerre, mais est-ce que rétrospectivement il n’aurait pas mieux valu faire un PlayStation Magazine qui couvre à la fois la PS1 et la PS2 ?
OS : C’était une des options et on n’est pas partis là-dessus. C’est là qu’on s’est trompés : Sony avait des projections d’implantation excessivement optimistes, ils ne sont pas venus nous voir en nous disant « Tu vas rire : on va lancer une machine et il n’y aura que des jeux de merde dessus pendant un an ! » (rires). Ils sont arrivés « à la Sony », ils ont débarqué sur le marché en disant « on va tout péter, on va mettre en vente 300.000 machines », etc. Et au final, il manquait les jeux, et ils n’avaient que 100.000 machines à vendre (je donne ces chiffres au jugé, hein, je ne les ai plus en tête) ! Ce n’était pas trop grave pour eux : ils avaient un boulevard, la Xbox n’est arrivée qu’un an ou deux plus tard (NDRA : en fait, un an après la sortie européenne, un an et demi après la sortie japonaise), je ne sais même plus s’ils avaient la GameCube en face (NDRA : la GameCube aura été commercialisée encore plus tard que la Xbox, entre septembre 2001 et août 2002 selon les régions). Ils ont fait un truc qu’à ma connaissance aucun constructeur n’avait fait jusqu’alors, c’est à dire un lancement mondial en l’espace d’une année. On s’est donc retrouvé avec les joies d’un lancement à la japonaise : pas de jeux, et les capacités de production qui ne suivaient pas (forcément quand on doit produire pour 3 territoires au lieu d’un !) Donc rétrospectivement, effectivement, c’était une mauvaise décision de faire le PlayStation 2 Magazine. Après se serait posée la question du CD-ROM : est-ce qu’on mettait un CD PS1 ou un CD PS2 ?
RA : Je crois me souvenir que le premier modèle de PlayStation 2 était rétrocompatible et lisait les CD PS1…
OS : Sauf que quant tu as une nouvelle machine, tu n’as pas envie de jouer aux jeux de la génération d’avant (rires) ! C’était fromage ou dessert (NDRA : la PlayStation 2 utilisait des DVD-ROM que la PlayStation aurait été incapable de lire) : on aurait pu continuer avec un CD PS1, mais il aurait alors fallu tirer un trait sur le CD PS2… Bon, ça aura duré un an, et après c’est reparti comme en quarante. Je ne suis pas parti pour des raisons économiques, c’était pour des raisons personnelles. En fait, je suis parti parce que je commençais à m’ennuyer. Je suis un entrepreneur dans l’âme, j’aime ça. Je voulais monter ma boîte à vingt ans, je ne l’ai pas fait parce que j’avais Player One et que c’était tellement un job de rêve que ça aurait été pêcher de ne pas y aller (rires).
Je suis parti vraiment à cause de Hachette. J’ai expérimenté au début de mon aventure chez Hachette un truc très sympa que j’explique maintenant aux étudiant et qui s’appelle « l’intraprenariat », c’est à dire en gros, quand tu montes un projet un peu atypique dans une grosse boîte : souvent, les grosses boîtes savent qu’elles sont à la traîne en termes d’innovation et elles ne savent pas faire une ligne droite au moment où on leur demande un carré. Ce n’est pas pour rien que Kodak s’est fait dégager de la photo numérique, ce n’est pas pour rien que Nokia s’est fait dégager du smartphone : souvent, les innovations de rupture n’ont pas lieu chez les leaders, parce qu’ils utilisent principalement leur intelligence pour maximiser les profits, faire des avancées incrémentales et rester en place plutôt que pour changer les règles.
RA : Ça m’évoque un cas célèbre dans le jeu vidéo : IBM qui avait conçu le PC en mobilisant de nouvelles équipes précisément parce qu’ils savaient très bien que leur philosophie maison n’était pas adaptée à l’extraordinaire réactivité que demandait la micro-informatique balbutiante.
OS : C’est exactement ça. Souvent, quand une boîte a besoin de monter un projet un peu novateur, elle met une équipe dans un endroit à part, avec des managers, et elle les laisse bosser. Typiquement, mes premières années chez Hachette, c’était ça. on n’était absolument pas important à l’échelle de la boîte, et en plus c’était une « joint venture » avec Disney. Ils avaient ces magazines de jeu vidéo auxquels ils ne comprenaient rien mais qui rapportaient de l’argent. Donc mon boulot, c’était principalement d’avoir une vision et de persuader les décisionnaires afin d’avoir les budgets pour la réaliser. Ça se passait super bien : en gros, j’avais les moyens d’Hachette qui me permettaient de faire les projets qui me plaisaient sans avoir trop de lourdeurs, donc j’adorais ça. Sauf que le truc a changé, à un moment. On s’est « hachettisés » : Disney est sorti de la boîte parce qu’ils estimaient qu’ils n’avaient pas grand chose à y foutre – ce qui était vrai – et on s’est retrouvé intégré dans Hachette. Physiquement, on a d’ailleurs quitté Clichy où on était pour revenir à Levallois, donc à côté du centre. Et là, le business est devenu vachement plus politique : il fallait passer beaucoup de temps à voir les bonnes personnes, à avoir le bon langage, et moi c’est pas trop mon truc – surtout pas à l’époque, maintenant un peu plus parce que je suis plus vieux, mais à l’époque j’avais trente balais, j’étais quand même assez chiant, avec un certain ego et une haute conception de moi… Ce qui fait que quand on me disait de faire un truc et que je n’étais pas d’accord, je répondais « non », soit pas franchement ce qu’il faut faire dans ce genre de boîte… Je me suis donc retrouvé progressivement à passer de plus en plus de temps chez Hachette et à passer plus de temps à bloquer les décisions qui me semblaient mauvaises qu’à m’éclater à monter les projets qui me plaisaient. Or moi, j’étais venu chez Hachette pour monter des projets.
En plus, je commençais à avoir besoin de monter des projets transversaux. Par exemple, un des projets qu’on voulait monter au sein d’Hachette, c’était DVD Magazine – le même concept qu’avec la PlayStation, mais pour le DVD. Ça a l’air un peu bizarre maintenant, mais à l’époque, le DVD était un produit high-tech (rires) ! Toute la rédac était comme des dingues, ils achetaient tous des collections de malades de DVD – et moi le premier – donc on s’est dit « on va faire un magazine avec un film ». Mais là, on sortait du territoire qui nous avait été concédé chez Hachette, à savoir le jeu vidéo. Donc il fallait voir plus de gens, il fallait passer des comités… L’autre point, c’était joystick.fr. On développait tranquillement notre Joystick sur le net sauf qu’à l’époque, tout ce qui décidait de ce qui touchait à internet, c’était une filiale qui était dirigée par Arnaud Lagardère, le fils de papa, le patron de la boîte – autant dire une chasse gardée, intouchable. Et les décideurs de cette boite n’étaient pas persuadés que Joystick devait être maintenu sur le Net. Après tout, ce n’était pas une des marques prestigieuses du groupe. On a réussi à les faire plonger, en grande partie grâce aux gens de la technique là bas, qui – en bons techos – connaissaient Joystick. En résumé, mon boulot devenait de moins en moins sympa et de plus en plus politique. Et puis le dernier point, c’est que j’avais envie de monter ma boîte – c’était un rêve que j’avais depuis mes vingt ans. J’avais laissé passer le premier train parce que ce n’était pas le bon moment pour moi, mais là ça commençait vraiment à me démanger. Donc à un moment je me suis dit « faut que tu y ailles » et j’ai quitté Hachette pour monter ma boîte.
RA : J’ai envie de te poser une question un peu vache, quelque part, même si je m’englobe dedans. Quand je vois le paysage vidéoludique à l’heure actuelle, je vois la mort de tous les dinosaures qui nous faisaient rêver autre fois : les Richard Garriott, les Peter Molyneux, les grandes gueules dont on attendait chaque titre avec des étoiles dans les yeux, et qui ont tous finis par se ramasser et par plus ou moins rejoindre le cimetière des éléphants. De la même façon qu’on ne voit plus trop les Paul Cuisset, les Éric Chahi, est-ce que tu n’as pas le sentiment qu’il y a une génération qui a un peu passé la main face à un nouveau monde vidéoludique hyper-connecté et hyper-réactif qui a laissé une partie des pionniers et des vieux de la vieille sur le bord de la route ?
OS : C’est marrant que tu dises ça : ma première boîte aura été pour créer un groupe de presse de jeu vidéo, avec un magazine qui s’appelait Gaming. Il a fallu à peu près un an pour monter le projet et le structurer – et au moment où je le lance, j’apprends qu’Hachette vends ses canards à Future, ce qui a fait un appel d’air énorme dans le secteur. À ce moment-là, tu as les journalistes de Joystick qui font jouer leur droit de retrait et qui vont monter un projet communautaire (qui deviendra Canard PC) qui n’était pas du tout le mien, pour le coup.
RA : Si jamais tu les recroises, tu en profiteras pour leur dire que Canard PC était un nom excellemment trouvé…
OS : C’était Jérôme Darnaudet, le rédac-chef de Joystick (NDRA : mieux connu sous son pseudonyme de « Lord Casque Noir »). Un mec brillant malheureusement décédé il y a peu. Pratiquement tout le monde s’est barré au moment de la vente à Future, donc ça faisait plein de gens qui avaient envie de monter un canard ailleurs. On a monté Gaming… et ça s’est très très mal passé. En gros, j’assume : j’ai fait à peu près toutes les conneries qu’on peut faire en montant une boîte, j’ai été mauvais gestionnaire, trop dépensier, et surtout complètement hors tempo – c’était une énorme erreur de monter un magazine à ce moment-là. D’ailleurs Canard PC, qui a adopté un modèle économique nettement plus économe, a ramé pendant très longtemps – ils ont survécu, mais c’était chaud. Leur canard ne concurrençait pas le mien, d’ailleurs : moi je montais un magazine console. En fait, à bien des niveaux, la vente d’Hachette était une aubaine pour moi : la plupart des journalistes que j’ai débauchés auraient été beaucoup plus réticents à partir sans la vente. Non, ma vraie erreur, ç’aura été de faire comme ces rockstars qui font le concert de trop : je n’aurais jamais dû faire un magazine papier. J’étais complètement décalé par rapport au marché, j’aurais dû monter un site internet.
RA : Mais du coup, puisque vous aviez face à vous Future Publishing qui rachetaient ou qui savonnaient la planche de tout ce qui pouvait leur faire de la concurrence, tu n’avais pas peur qu’ils vous sabotent ?
OS : Oh, ils n’ont pas eu besoin : on s’est plantés tout seuls (rires). On a fait cinq numéros, sur Gaming (NDRA : en fait, six). 500.000 euros de perdus… on n’a pas rigolé, hein, on y est allé bien ! J’avais vraiment l’approche inverse de Canard PC, c’est d’ailleurs pour ça qu’ils ne sont pas venus chez moi. Eux voulaient vraiment faire un canard pas cher, avec une économie où tous les robinets étaient fermés, très peu d’investissements pour essayer de durer le plus longtemps possible… une approche très gestionnaire, comme le Canard Enchaîné peut l’avoir. Moi, je voulais devenir le challenger de Future, donc il fallait faire tomber de la pub, essayer de faire rêver les gens… mon projet c’était ça, et je me suis planté là-dessus. Je ne me suis pas planté sur le numéro un, d’ailleurs, parce qu’il était blindé en pubs et que tout le monde nous a soutenus, mais je me suis planté sur la durée. J’insiste sur la pub, non parce que je suis un immonde vendu (rires) – au contraire, j’ai toujours eu la chance d’avoir des patrons qui nous soutenaient dans l’indépendance éditoriale – mais parce que économiquement, c’est juste indispensable à l’équilibre d’un magazine, surtout un magazine de l’époque avec des journalistes payés comme des journalistes. A l’époque, les journaux qui pouvaient vivre sans pub se comptaient sur les doigts de la main.
RA : Quitte à parler d’erreurs, qu’est-ce qui a amené Gaming a cesser sa publication après seulement six numéros ?
OS : Oh six numéros, comme le temps passe (rires). J’avais beau avoir pas mal de fonds propres, je n’en avais pas assez pour monter un projet pareil. On n’avait pas les moyens de tenir si on ne réussissait – et quand je dis « réussissait », je veux dire « cartonnait » – pas du premier coup. Le fond du problème, cela dit, c’est que je m’étais planté de tempo : il ne fallait pas refaire un magazine, et il ne fallait pas refaire Player One. Si je devais le refaire, soit je ferais un site internet, soit je le ferais beaucoup moins cher, à la Canard PC. Par contre, ça demandait une autre façon de fonctionner : Canard PC a tenu parce qu’ils étaient tous actionnaires, mais ils ont quand même connu de grosses années de vaches maigres… C’était vraiment un projet de vie : Yvan et Jérôme acceptaient de se payer trois fois moins cher que ce qu’ils gagnaient à Joystick. Après Gaming, l’équipe est partie monter Gameblog, et elle a fait les mêmes sacrifices que Canard PC – mais ça, tu n’acceptes de le faire que dans ta boîte. En plus, dernier point, ça commençait à devenir humainement pas très agréable. On peut en parler maintenant parce qu’avec le temps, tout s’apaise, et qu’on a des relations apaisées, mais il y a plein de gens qui sont venus me rejoindre dans le projet Gaming en s’imaginant trouver un Hachette bis. « Olivier, il est un peu lourd (objectivement, j’étais quand même assez chiant), mais bon, on le supportait bien chez Hachette, on le supportera dans sa boîte ». Sauf que ça ne marche pas comme ça : tu ne rejoins pas une boîte de dix personnes si tu supportes moyennement le boss. Il y avait des conditions chez Hachette où j’ai beaucoup arrosé : j’ai créé des conditions de travail vraiment privilégiées, et ils ne s’en rendaient pas compte à l’époque. Tout le monde a cru pouvoir retrouver ça dans ma boîte, donc l’ambiance a vite tourné.
Le constat a vite été simple : il fallait arrêter Gaming. Quand tu as 250.000 euros de fonds propres et que tu en perds 500.000 en six mois, pas besoin d’être un génie des maths. Le fait est que je l’ai arrêté brutalement – je n’aurais sans doute pas pu faire autrement, mais sur la forme, j’aurais pu faire mieux. Parallèlement à Gaming, j’avais aussi monté une activité qui marchait très bien et qui était la vente de DVD et de jeux en kiosque – ce dont je te parlais tout à l’heure. C’était pensé comme un truc alimentaire : je ne voulais pas vivre juste sur les fonds propres, donc j’avais monté une activité très rentable qu’on gérait à deux, l’idée étant de pouvoir s’en servir pour maintenir Gaming à flots. Sauf qu’évidemment, elle était très rentable, mais pas au point d’éponger 500.000 euros de perte…
La leçon que j’en retiens, c’est que ceux qui sont partis fonder Gameblog ou Canard PC l’ont fait dans l’optique de pouvoir continuer à faire ce qu’ils aimaient. Moi, je voulais monter une boîte et être mon propre patron. Donc, nos projets n’étaient plus alignés.
RA : Cela m’amène à une question que j’avais envie de te poser. On se trouve aujourd’hui dans un monde où potentiellement n’importe qui – et je dis cela en pensant à moi et à RetroArchives, c’est à dire quelqu’un qui n’avait pour ainsi dire pas la moindre idée de la façon de faire un site internet il y a encore quatre ans – peut créer un site à partir de rien sur son temps libre et avoir 10.000 personnes qui le lisent chaque mois. Symboliquement, je pèse 1/5e de Consoles + avec mon WordPress, une promo que j’assure moi-même sans un seul centime d’investi en-dehors du prix de l’hébergement… Il y a des dizaines de sites à la Dagon’s Lair ou à la Gravitorbox, à tel point que quelqu’un qui veut se renseigner sur le jeu vidéo aujourd’hui n’achètera jamais un magazine : il peut prendre ses news directement sur les sites des développeurs ! Est-ce qu’il y a encore réellement de la place pour un intermédiaire, passé l’acte de faire le tri dans la montagne d’informations qui s’offre à celui qui a envie d’aller les chercher ?
OS : Pas vraiment, et d’ailleurs ce n’est pas pour rien qu’il ne reste plus qu’un seul magazine. D’ailleurs, à mon niveau, je ne lis plus rien.
RA : Est-ce que l’information vidéoludique a encore un sens ?
OS : Je pense que le lectorat de ton âge et du mien qui continue à avoir envie de lire sur papier est parti dans le monde de l’édition, chez Pix’n Love, Omake et consorts. J’étais un gros lecteur de presse, j’ai fait de la presse, et même moi je n’en lis plus. Je lis sur internet (dont ton site, d’ailleurs, que j’aime beaucoup) et quand je veux creuser un sujet, j’achète un bouquin. Les magazines sont trop le cul entre deux chaises : la vitesse à laquelle on est habitué maintenant, qui est la vitesse des réseaux sociaux, est trop élevée pour eux, et ils ne sont pas aussi riches en contenu qu’un livre. Le meilleur article du monde ne serait jamais aussi référentiel que ce que tu trouveras dans un bouquin documenté. J’aime bien aussi creuser des sujets de geek sur des chaines Youtube spé comme The 8-bit Guy ou la chaine d’upsilandre.
RA : Démarrer un site internet en temps que pur passionné, pas comme source de revenus, c’est quelque chose qui t’a déjà tenté ?
OS : Pour te dire la vérité, pendant dix ans ça n’a pas été le cas. Ça ne m’a absolument pas travaillé parce que j’étais vraiment sur d’autres choses. Je travaille dans le e-commerce et c’est un sujet qui te prend pas mal de temps et d’énergie. Je n’ai jamais arrêté de jouer, mais écrire ne m’a pas manqué. Je lis beaucoup Gameblog, parce que – et c’est là que je vois que je vieillis – Gamekult est devenu un peu trop « hardcore » pour moi. Je suis le podcast de Gameblog – le podcast de Caféïne – toutes les semaines, et avec ça tu as l’info qu’il te faut. Maintenant, refaire des choses éditoriales… Oui, l’envie commence à revenir. J’ai réécrit des trucs récemment pour un bouquin de Chris sur Player One en préparation chez Pix’n Love et c’était bien kiffant. Mais je ne sais pas. Objectivement, ce qui est fait est super bien, et je me méfie du coté « vieux journaliste qui veut revenir » : souvent, il ne vaut mieux pas… Si tu reviens, il faut vraiment que ce soit pour faire un truc sympa, parce que le monde a changé, pas pour radoter ou pour retrouver une ancienne notoriété.
RA : Niveau jeux vidéo, d’ailleurs, en tant que joueur, qu’est-ce qui te parle, en ce moment ?
En ce moment, je suis à fond sur The Last of Us 2 que je trouve incroyable et dans Dragon Quest XI qui a un pouvoir addictif… étonnant. Avant cela, j’étais dans Spiderman sur PS4 et Fire Emblem sur 3DS. Ensuite, je compte (enfin) me remettre à Red Dead Redemption 2 qui est génial mais qui m’a un peu perdu en route et il va falloir que je finisse enfin Donkey Kong Tropical Freeze sur Switch. Tu le vois, je ne suis pas très multijoueur. Les seuls jeux multi qui me brancheraient seraient les MMORPG mais ces trucs-là, c’est la mort, je ne veux pas (rires). Je ne veux pas y aller pour la même raison que je me suis jamais lancé dans les Ultima ou les trucs comme ça : c’est trop chronophage. Quand j’étais étudiant, à cause de Pool of Radiance, j’ai raté deux jours de cours donc je me méfie. Je suis plutôt jeux narratifs – plutôt console, d’ailleurs – et jeux de stratégie. Sans oublier les jeux Nintendo, parce qu’ils font des putain de jeux et que quand tu as une vraie vie, les consoles portables, c’est pas mal. C’est marrant : à l’époque de Player One, je n’étais pas du tout Nintendo, et plus je vieillis plus j’y joue.
RA : Quand tu vois aujourd’hui ce que j’appelle le « néo-rétro », c’est à dire toute cette production indépendante avec des graphismes volontairement 8/16 bits, qu’est-ce que ça t’inspire ?
OS : Une certaine curiosité. Je n’ai pas eu le temps de m’y frotter, parce que j’ai quand même une famille et une boîte à faire tourner. Mon temps de jeu, ce sont soit des jeux récents, soit de vrais jeux rétros. Je me suis refait une « game room », j’ai ressorti la PC Engine, la Neo Geo… J’ai acheté quelques jeux qui étaient importants pour moi, mais maintenant, même sur la Neo Geo qui est une console que j’adore, j’ai une cartouche chinoise avec tous les jeux dessus. Sur la Mega Drive, j’ai un Everdrive (j’ai moins d’affect avec la Mega Drive). Par contre, j’aime bien la sensation physique de jouer sur un CRT avec les vraies manettes en main. J’ai un Raspberry aussi, mais ce n’est pas la même chose. J’aime bien avoir mon rituel de fin de journée, où je peux me mettre sur ma PC Engine. Mon challenge de la cinquantaine, c’est plutôt de finir les grands jeux de l’époque – parce que très clairement, à l’époque Player One, les trois-quarts des jeux, je ne les ai pas finis. Là, je suis en train d’essayer de finir R-Type, j’essaie de finir Twin Cobra sur PC Engine… J’ai un paquet de jeux comme ça sur ma « to do » list ; une fois que j’aurai bouclé ceux que j’ai vraiment envie de poncer, à ce moment-là je verrai si le néo-rétro me branche.
RA : Tu ne tentes jamais de coincer un programme à sa propre logique, de tester ses limites ?
OS : Pas personnellement, mais j’ai souvenir de journalistes de Joystick ou de Joypad qui étaient des spécialistes de ça. Je revois M. Patate, sur un jeu qui s’appelait Creatures, qui s’était amusé à traumatiser les pauvres bestioles en testant leurs limites psychologiques (rires). Moi ce n’est pas trop mon truc, j’essaie plutôt de jouer selon les règles. Je suis plutôt « exploration » : les RPG en monde ouvert, je me régale. Je suis très « Rockstar » (NDRA : la compagnie Rockstar Games). J’adore leur écriture : quand tu joues à un Assassin’s Creed après un Rockstar, ça fait un peu bizarre quand même…
RA : Comme on arrive à la fin de cette interview, je voulais quand même te poser une question que j’espère instaurer comme « question traditionnelle de clôture » pour les interviews du site : si tu devais me donner une sélection d’une dizaine de jeux que tu placerais par-dessus tous les autres, lesquels citerais-tu ?
OS : Putain, c’est pas facile… Le premier, personne ne s’en souviens à part moi, c’était Lords of Midnight sur ZX Spectrum. C’était un jeu incroyable, épique, un mélange de stratégie et de jeu de rôle… Je mettrais le Sid Meier’s Pirates! que j’ai poncé sur Mac à l’époque. Mon grand regret, c’est que je n’ai pas fait d’Ultima à la grande époque. Je rajouterai Way of the Exploding Fist, qui était le premier jeu de karaté « réaliste ». La version ZX Spectrum était même meilleure, à mes yeux, que celle du C64 (j’ai eu les deux les rageux !). R-Type, clairement, sur à peu près tout. Twin Cobra, un de mes all-time favorites. Ghouls’n Ghosts, forcément. Castlevania : Rondo of Blood sur PC Engine CD. Gate of Thunder, aussi. Il faudrait absolument rajouter Thunder Force III, aussi, que je préfère au IV (même si le IV est objectivement meilleur). Ninja Spirit, qui était une grosse tuerie sur PC Engine. Sur Neo Geo, il faut parler de Metal Slug, de Pulstar, que j’adore, de Magician Lord parce que… Magician Lord en 1990 quand même. Étonnamment, assez peu de jeux sur PlayStation, à laquelle j’ai pourtant beaucoup, joué, mais je mettrai Metal Gear Solid – mais pas en VF (rires) ! Plus le Final Fantasy Tactics, auquel j’ai joué sur PSP. Il faudrait mettre un Dragon Quest – je m’y suis mis très tard, sur la DS, et Les Fire Emblem aussi, quelle claque ! Ensuite, on commence à arriver sur du Rockstar, donc là il faut mettre Grand Theft Auto III et Red Dead Redemption. N’oublions pas The Last of Us, qui m’a bluffé – le 1 et le 2, d’ailleurs. En fait, ce sont des « mauvais » jeux, mais de très grands jeux narratifs. L’histoire est superbement racontée.
RA : Olivier, je pense qu’on arrive à la fin de cette interview dantesque. Encore merci pour tout 🙂
OS : C’est moi, et un grand coucou aux lecteurs de RetroArchives.fr au passage.